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Le Fripon Divin : éloge de l’allégeance rebelle 1/2

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24 avril 2023

Christian GatardEn 2023, les festivals Geekfest et notre M42 s’intéressent aux utopies et aux dystopies, vous commencez à en avoir l’habitude. Nous sommes donc aller chercher l’avis de véritables prospectivistes. Parmi eux, Christian Gatard, sociologue, associé du Comptoir Prospectiviste et fondateur/directeur d’un institut d’études internationales de marchés et conseil en prospective et innovation.

Pour cette thématique, Christian s’est intéressé à une figure de l’imaginaire qui n’a de cesse d’accompagner les évolutions de nos sociétés, d’hier jusqu’à aujourd’hui, et sans doute demain.

Christian interviendra également au Bordeaux Geekfest sur la scène du Club Arthur Dent, pour approfondir cette thématique.

Voici la première partie de son analyse. La suite est à retrouver très vite !

 

Le Fripon Divin : éloge de l’allégeance rebelle

Réinterpréter, traduire, hybrider nos héritages mythologiques sont le terreau d’une compréhension du futur. C’est dans la mare imaginalis qu’il faut aller voir – cet immense réservoir en perpétuel renouvellement de l’imaginaire humain «… cette mer imaginale sur laquelle vogue l’être humain et qui de siècle en siècle, et quels que soient les lieux et les époques, demeure le lien fondamental de nos consciences » [1]

Il y a dans ces profondeurs sidérales des sources d’inspirations qu’il faut choisir avec autant de prudence que de gourmandise. Cette contribution propose une  approche de la prospective qui se situe entre l’intérêt culturel (prendre de l’avance sur l’avenir, s’y préparer) et le légendaire (comprendre les rouages profonds de l’histoire des hommes, interroger les mythes, émouvoir, repérer notre place dans la longue durée). Le Fripon Divin, héros civilisateur et parfait chenapan, incarne plus que tout autre, les mutations d’aujourd’hui et sans doute de demain.

Fripon Divin

Un génial sale gosse.

Le Fripon Divin incarne l’explosion permanente de la réalité, les feux d’artifice de la créativité humaine, rusée autant que chaotique. C’est un principe puissant, celui de l’imaginaire de la dispersion, de la contestation, de la diffusion, de l’explosion et sans doute … du grabuge. Il incarne une force centrifuge d’expansions réjouissantes, de vertiges inquiétants. Ça grince et ça brûle de temps en temps mais ça fait avancer le monde. Le Fripon divin est un génial sale gosse.

Un terrifiant vieillard.

Face à lui, Charon pousse la barque de l’existence dans les fosses lugubres de la mort. Force centripète ultime, il incarne le rétrécissement, la contraction, l’abandon. Ça grince et ça brûle tout le temps. Un terrifiant vieillard. On sait bien qu’il attend le Fripon au tournant mais ça va prendre du temps. Le Fripon ne se laisse pas faire. C’est un rusé.

Voici deux acteurs de la mythologie d’une formidable modernité. Il y a là le terreau d’une controverse féconde, jamais interrompue depuis le commencement des temps. Des forces contraires, anciennes et puissantes ont de tout temps scénarisé le cours de l’espèce humaine. Elles sont la matière première et le feu central des religions, des fictions, des idéologies.

État des lieux de deux récits mythologiques qui n’ont rien perdu de leur charme vénéneux.

Pente descendante, tropisme nocturne, Charron sur sa barque est le grand maître de la délectation morose.

Charon est un psychopompe. Peut-être le plus célèbre de tous. Hermès l’est aussi –  psychopompe – mais il a tant d’autres cordes à son arc qu’on s’y perd un peu. Il est envoyé par Zeus (du monde d’En-haut) pour traiter avec Hadès (du monde d’En-Bas). Odin chez les Germains, Anubis chez les Égyptiens, Saint Michel et Saint Christophe du côté de chez nous… aucun n’arrive à la cheville de Charon qui guide dans la nuit de la mort, se fait passeur entre le monde des vivants et le monde des morts, transporte et déplace les âmes d’un plan vers l’autre, pente descendante.

Charon

A la croisée de la vie et de la mort, du ciel et de l’enfer, Charon et ses pairs sont, au carrefour des connaissances, ceux qui révèlent et qui dévoilent. Mais ils n’ont pas bonne presse. Ils semblent ne s’intéresser qu’aux profondeurs, aux abysses. Ils ont beau prétendre faire le lien entre le haut et le bas, c’est surtout du bas qu’il s’agit.

J’ai trouvé l’antidote dans la mare imaginalis.

Voici le Fripon Divin.

Pente ascendante, gouaillerie solaire, impertinence prolifique, même pas peur devant la porte des enfers.

Voici le Fripon, le rusé.

Certes, la mort et les enfers, en cortège délétère, sont convoqués dans toutes les cultures, mais le Fripon Divin l’est aussi. Il est de toutes les mythologies et de tous les temps. C’est un sacré numéro. On dit de lui[2]  qu’ il joue des tours pendables, possède une activité désordonnée incessante, une sexualité débordante. Sa personnalité chaotique, à la fois bonne et mauvaise, en fait une sorte de médiateur entre le divin et l’homme. Pente ascendante. Version solaire. Beaucoup plus drôle que Charon.

Le Fripon Divin passe avec facilité de l’autodérision au sérieux le plus total ; mourir, renaître, voyager dans l’au-delà et conter. Il est indispensable à la société : sans lui, elle serait tout entière entre les mains de Charon, elle se laisserait embarquer dans les zones d’ombres et de morts, celles que cache Scylla, la nymphe transformée en monstre marin par Circé et qui terrorise les marins.

Trickster - un fripon divinLes anglo-saxons le nomment le trickster. C’est le coyote des Apaches, toujours le premier à enfreindre les règles. Dans les contes africains c’est le Décepteur. Tout aussi malin, il sert de critique sociale. S’il est une créature mythique des légendes, il est aussi une composante de notre âme. Celle qui permet à l’alléger et plus tard à l’adulte d’avoir ce dialogue intérieur qui lui permet de se situer dans le monde et de grandir toujours, de se renouveler toujours. La plasticité des mythes n’est pas une légende. Les mythes se réinventent, se modifient. Les récits mythiques s’adaptent à chaque époque. Ils ont aussi une capacité radicale à se recréer à travers les fictions contemporaines. Le roman picaresque espagnol raconte les aventures de ces personnages vagabonds, voleurs, issus des bas-fonds et qui narguent les hidalgos. Le Fripon est un picaro.

 

Une figure sans cesse renouvelée

Ainsi, les héros espiègles et narquois que sont Maître Renart, le grand rusé du Moyen-Âge, Till l’espiègle, le saltimbanque malicieux de la littérature populaire du Sud de  l’Allemagne, Loki, dieu nordique de la tromperie et de la ruse, le Puck de Shakespeare. Ces messieurs sont intrigants, mais les  femmes leur damnent souvent le pion: Lilith, à la fois aérienne et chtonienne, dotée d’une sexualité illimitée et d’une fécondité prolifique, tout en étant symbole de frigidité et de stérilité. Épouse, fille et double du diable, elle rassemble les côtés négatifs attribués à la féminité archaïque, celle qui ne peut être l’épouse de l’homme. Elle serait pourtant la première femme d’Adam. Virée. Elle a une revanche à prendre. Elle le fera.

En la rencontrant, vous aurez devant vous une prédatrice armée jusqu’aux dents, d’une beauté qui vous glace et vous émeut. C’est une entrepreneure, guerrière pour défendre ses biens, marchande pour vendre son butin. Quel que soit l’état du monde, elle sera du bon côté du manche. Ishtar, la Dame de Babylone, associe les opposés, provoque leur inversion, brise les interdits. Elle unit en elle deux fonctions apparemment opposées, étant facteur d’ordre et de désordre, incarnant les normes aussi bien que la marginalité. C’est une déesse bipolaire, paradoxale, réunissant donc ce qui s’oppose. C’est la femme ultime, elle incarne l’image d’un féminin libre de toute tutelle masculine, donc l’inverse de la norme dans une société patriarcale.

Lilith

 

La suite est à retrouver dans un prochain article !

 

[1] Jung, Le Fripon Divin ; Vezina, Danser avec le Chaos et d’autres

[2] (Conférence d’Adrien Salvat du 8 janvier 1927 au Collège de France, citée ou plutôt je crois inventée par Frédérick Tristan et à laquelle j’assiste depuis l’aurore de l’humanité.)

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