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Watchmen, l’œuvre qui ne voulait ni être adaptée, ni étendue

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6 avril 2020

L’œuvre culte d’Alan Moore, Watchmen, est connue pour avoir révolutionné les comics de super-héros à sa sortie en 1986. Tout comme d’autres comics du scénariste (From Hell, Constantine), elle a eu droit à une adaptation cinématographique, bien que son auteur n’ait jamais caché son mépris pour cette démarche. « J’ai tendance à penser que si quelque chose a été créé pour un médium*, il n’y a pas vraiment de raison immédiate de penser qu’il va nécessairement être aussi bon ou meilleur s’il est adapté dans un autre [médium]. » déclara Moore à l’Onion AV Club en 2001.

Pour autant, Watchmen mérite-t-il sa réputation d’œuvre intouchable ? À l’heure du transmédia et quelques mois après la sortie de la série de HBO, revenons un peu sur la position du scénariste britannique et sur l’impact de Watchmen sur la pop-culture.

 

 

 

 

 

 

Quand les super-héros devinrent faillibles

Que se passerait-il si les super-héros n’étaient que des hommes et des femmes ordinaires ? Qu’adviendrait-il si l’un d’entre eux avait effectivement des superpouvoirs qui dépassent l’entendement ? L’intrigue de Watchmen s’intéresse à un groupe de justiciers qui enquête sur la mort d’un des leurs alors qu’un complot mondial se trame. Dans un univers où un Américain possède des pouvoirs faisant de lui l’équivalent d’un dieu, comment se fait-il que la guerre nucléaire semble toujours inarrêtable ?

S’il y a bien une chose qu’il faut reconnaître, c’est que l’œuvre d’Alan Moore et de Dave Gibbons est une critique du genre super-héroïque apparu à la fin des années 30 (et oui cela fait presque déjà un siècle !). S’ils existaient vraiment, pourrait-on vraiment croire que Batman ou Superman seraient des parangons de courage et de vertu ? Ne sont-ils pas au fond des humains comme nous tous et donc imparfaits ? C’est la question que le comics se pose à travers son leitmotiv « Who watches the watchmen », la célèbre locution qui renvoie à la corruption des justiciers.

En ce sens, les auteurs ont fait de leurs héros des êtres faillibles : le Docteur Manhattan est moralement détaché des êtres humains à cause de ses pouvoirs, Rorschach est victime de plusieurs traumatismes, Le Comédien est un sociopathe qui travaille pour le gouvernement. L’opinion publique est même contre ces « héros » qui tuent, échouent, etc.

Un recul qui mènera à l’Âge moderne et sombre des comics

La démarche pourrait paraître cynique. Après tout on présente des personnes « normales » avec un goût prononcé pour la violence et le déguisement, mais elle s’insère dans une tendance plus générale. Dans les années 70 et 80, les super-héros devenaient de plus en plus sombres : Spider-Man perdit sa petite amie Gwen Stacy dans un numéro déchirant, Frank Miller avait fait de Daredevil le gardien d’Hell’s Kitchen que l’on connaît aujourd’hui, Green Arrow et Green Lantern vivaient des histoires parlant de sujets sociétaux importants. Les auteurs pouvaient se servir des comics pour transmettre des messages adultes et raconter des histoires plus complexes, plus violentes et moins manichéennes. On considérait que le public était plus averti, capable de comprendre des êtres à la psychologie plus nuancée.

Watchmen est un point de non-retour dans cette période. Non seulement il politise plus que jamais le genre du super-héros, mais, de plus, il critique la violence qui se multiplie dans le médium et l’idéalisation qu’a le public pour ces héros. En tant que phénomène et révolution culturels, Watchmen n’est pas réplicable dans un autre médium. Le genre du super-héros est né et s’est développé dans la bande dessinée, et ce médium a influencé tous les autres qui ont repris le genre. Plus généralement les œuvres de super-héros (films, comics, jeux vidéo, séries) sont désormais pour beaucoup politisées, sombres, violentes et réalistes. Si Watchmen sortait telle quelle aujourd’hui sa critique du genre ne serait plus aussi pertinente, surtout dans d’autres médias où le genre super-héros s’est développé différemment. Une adaptation fidèle ne pourrait pas reproduire la satire dont le comics a fait preuve, car le contexte artistique et commercial est trop différent aujourd’hui.

Exploiter les possibilités de la bande dessinée à un autre niveau

Néanmoins la position du scénariste Britannique se rapproche plus d’un poète qui considérerait que traduire son œuvre, c’est la trahir. Dire qu’une œuvre est ancrée dans un contexte culturel est une chose, qu’elle est inadaptable en est une autre. Pour son créateur, Watchmen n’est pas qu’un récit de super-héros, c’est une bande dessinée qui exploite les possibilités de son médium à une époque où il était jugé comme décérébré. « Je voulais démontrer tous les effets merveilleux que ce médium autrefois méprisé était capable de faire. » confie l’auteur sur France Inter.

Difficile de clarifier ce point sans entrer dans de l’analyse littéraire, cependant on peut citer quelques idées originales du comics. Le chapitre « Terrible symétrie » fonctionne grâce à un découpage des cases qui met en place un jeu de miroirs entre le début et la fin du chapitre. Une autre idée des auteurs est que le Docteur Manhattan, un être omniscient, peut voir simultanément le passé et le futur sans pour autant le modifier. Il est symboliquement dans la même situation que le lecteur qui en regardant la case d’une page entrevoit la case d’avant et celle d’après. Et ce ne sont que deux idées parmi tant d’autres déployées dans ce comics de 400 pages. Si d’autres médias sont incapables de reproduire les procédés que des auteurs ont mûrement réfléchis, on peut comprendre la position d’Alan Moore. Une adaptation produit une expérience sensiblement différente de par sa nature et par conséquent un message ou une histoire ne peuvent être vécus de la même manière d’un médium à un autre. Ce que reproche Alan Moore, c’est que certains puissent croire qu’une œuvre pensée pour être « aboutie » dans son médium d’origine peut rester encore « aboutie » dans un autre médium où elle n’a pas été conçue dès le départ.

Voilà une thèse qui pourrait nous décourager de regarder et de lire les différentes itérations qu’a eues Watchmen à travers le temps. Mais, d’une part, le second créateur de Watchmen, Dave Gibbons,   a toujours donné son aval pour les adaptations. D’autre part, Damon Lindelof, le principal showrunner de la série HBO, a déclaré comprendre la position d’Alan Moore. On peut espérer  alors que sa série soit « aboutie » par rapport à son médium et au contexte culturel où elle se trouve.

*médium, singulier de médias. Le moyen par lequel est transmise une information.

Erudel Franck

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