Le gène égoïste
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Le mème ou le rire social

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14 mai 2021

Les mèmes : un phénomène de société

Le 28 avril dernier, nous apprenions, non sans peine, la mort de Juan Joya Borja. Peut-être le nom ne vous dit-il rien. Pourtant, vous connaissez sans aucun doute l’homme, star, malgré lui, d’Internet, et figure de proue de l’esprit mème. Rien ne prédestinait réellement celui que l’on surnommait El Risitas à devenir un personnage incontournable des réseaux sociaux, et, plus encore, un objet culturel de notre temps.

Le phénomène du mème n’a rien de récent, et bien qu’il jouisse d’une ampleur exceptionnelle, il ne cesse d’évoluer et de se réinventer d’année en année. L’actualité de ces dernières semaines nous a poussés à nous questionner sur ce mouvement qui a envahi la plupart des pages Facebook, Twitter et même Instagram. Au-delà de la blague, qu’apporte le mème ? Quel est son intérêt dans l’immensité des publications journalières ? Sans doute la culture du mème ne s’arrête pas à la simple tranche de rire que la plupart nous procure.

Le gène égoïste

El Risitas : le mème en héritage

« Si franc qu’on le suppose, le rire cache une arrière-pensée d’entente, je dirais presque de complicité, avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires. ». C’est ainsi que Bergson définissait le rire, et c’est la définition qui correspond le mieux à Juan Joya Borja. Humoriste espagnol, ayant joué quelques rôles au cinéma et à la télévision, il est principalement connu pour son rire caractéristique : aigu et saccadé. Son surnom d’El Risitas, le « fou rire », lui vient de ce trait distinctif. Sa gouaille naturelle et son rire communicatif lui ouvrent les portes de l’émission du présentateur Jesús Quintero : Ratones coloraos, dans laquelle il devient chroniqueur.

C’est en 2007 que tout commence (enfin, que les bases sont posées pour la suite). Lors d’une interview durant laquelle il raconte une anecdote de travail datant de plusieurs années, il est pris d’un fou rire interminable, et embarque avec lui l’animateur. De même, il emporte dans son élan la communauté Internet.

La vidéo connaît un certain succès, dépassant le million de vues, jusqu’à 2014, où elle est détournée à plusieurs reprises, pour des situations différentes. Puis, vinrent l’année 2015, la sortie du MacBook et Manuel Valls.

Le mème, puisque c’est de cela qu’il s’agit désormais, devient viral, et sa postérité est assurée. La vidéo est alors détournée, et beaucoup se laissent piéger : la vidéo originale n’est pas modifiée, hormis les sous-titres. Impossible pour un non-hispanophone de comprendre les paroles, et le texte, à visée humoristique, prend le pas. Père du Premier Ministre français, designer chez Apple, El Risitas endosse tous les rôles, et enchaîne les millions de vues, sans même le vouloir. L’idée est d’en faire un personnage moqueur et subversif. Pari réussi, puisque la vidéo continue à être utilisée, et le visage de Juan Joya Borja est devenu familier.

Mème El Risitas

De l’origine des mèmes

Le fou rire d’El Risitas et de Jesús Quintero fait partie à jamais des images d’anthologie d’Internet. Il a accédé au statut de mème, dont tout un chacun a désormais, de près ou de loin, la référence. Mais dans le fond, qu’est-ce qu’un mème ? Vidéo, photo, dessin, capture d’écran … le mème ne se définit pas par son support visuel.

La première occurrence du terme date de 1976. Bien avant qu’Internet ne devienne indispensable. C’est Richard Dawkins, biologiste et spécialiste du comportement animal britannique, qui écrit pour la première fois le mot « mème » dans son ouvrage Le Gène égoïste. Il définit alors le mème comme un élément culturel se transmettant de personne à personne tout en connaissant des mutations.

Le néologisme est basé sur le terme grec « mimesis », qui signifie imitation, et sur le rapprochement avec les mots français « même » et « gène ». C’est en effet par analogie avec les gènes, qui se transmettent de génération en génération avec parfois quelques mutations, que le mème se construit.

Cela aurait pu en rester là, mais le terme connaît une seconde jeunesse avec l’essor d’Internet. L’Internet meme devient alors un objet culturel, de préférence humoristique, qui se diffuse de manière incontrôlable sur les réseaux, et dont les membres de la communauté peuvent tous se réapproprier l’objet, et le modifier pour en proposer une nouvelle version. Toute la subtilité du mème consiste en un renouvellement suffisamment sensible pour être différent, mais pas total pour ne pas basculer en un autre objet. La continuité dans la différence.

Le mème, c’est dès lors cette publication que vous allez avoir l’impression d’avoir vu 100 fois, quand bien même ce n’est jamais tout à fait la même.

Un objet viral mais incomplet

C’est là une autre particularité du mème, il ne trouve jamais réellement sa complétude. Ou plutôt, il ne cesse de la gagner et de la perdre. Pour le sociologue Maxime Coulombe, le mème est un « demi-signe ». Il ne porte pas en lui de signification, tant qu’on ne lui en apporte pas. S’il constitue une base, celle-ci ne se suffit pas à elle-même. « On trouve des bases de mèmes partout sur Internet, mais ils ne deviennent véritablement des signes qu’une fois réappropriés, qu’une fois qu’on leur a rajouté du texte ou qu’on les a transformés. Le célèbre mème de John Travolta qui semble chercher quelque chose, il ne devient un mème qu’à partir du moment où on a changé le décor derrière lui. ».

Mème Travolta

Si tout objet a la potentialité de devenir un mème – et les memeurs se montrent en ce sens très créatifs – il ne le devient véritablement qu’à partir du moment où une modification lui est apportée. Dans sa matière brute, on parlera de template pour désigner le mème en devenir : l’objet vierge de toute annotation, et que chacun peut reprendre et assaisonner à sa sauce.

Et à ce sujet, la culture du mème s’est considérablement diversifiée au fil des ans. De quelques templates bien définis au début, nous sommes arrivés à un moment où tout est prétexte à créer un mème. En effet, ce n’est pas la popularité de l’objet de départ qui compte, ni son nombre de reprises par la suite, mais ce qui en est fait. Dans un précédent article, nous vous parlions déjà du phénomène des neurchis, où les mèmes sont la base. Dans les neurchis, les templates peuvent être très variables, et très éphémères.

Les neurchis : le paradis des mèmes

Les neurchis sont des groupes Facebook, exclusivement, qui réunissent une communauté soudée autour d’une même passion. Celle-ci peut-être un film, un groupe de musique, une émission télé, un réseau social, une discipline académique, … Le choix est large, avec plusieurs milliers de groupes existants. Les mèmes sont à la base des neurchis. Sans eux, pas de groupe. Et même si les publications sont la porte ouverte à des commentaires, des débats, des discussions, c’est le mème qui doit primer d’abord.

En cela, le mème est devenu un véritable phénomène de société, comprenant ses codes et ses règles. On pourrait presque parler d’un certain élitisme. Au-delà des neurchis spécifiques qui exhibent ostensiblement une pensée particulière, l’ampleur du succès des mèmes est devenue telle que les groupes peuvent vite être débordés par l’afflux de mèmes proposés. Car il est fini le temps où chacun pouvait publier librement sur un groupe. La plupart des groupes facebook, neurchis ou non, sont gérés par des modérateurs et des administrateurs, qui sont en charge de faire respecter les règles du groupe, et d’approuver les posts avant publication. Nombreux sont les appelés, mais peu sont les élus (enfin, tout est relatif).

De plus en plus de mèmes sont refusés, parfois non à cause de leur contenu, mais de leur forme. Il faut désormais apprendre à « memer » pour espérer passer le filtre de la modération. Utiliser la bonne police d’écriture, rogner correctement son image, détourer proprement au besoin … L’art du mème nécessite une assez bonne maîtrise des outils de retouche et/ou de montage. Cette sélection contribue également à la croissance du nombre de neurchis, avec l’apparition de groupes aux exigences moins élevées.

Un rire aux multiples facettes

L’origine du mème se situe dans l’humour : il s’agissait de détourner des images connues pour en faire des blagues. Mais l’humour peut prendre des voies bien différentes. Ce qui est valable sur scène, au cinéma ou à la télévision prévaut tout autant sur Internet. Pour reprendre l’analyse faite sur France Culture : « Le mème n’est plus simplement un objet humoristique, c’est aussi un outil de contestation de l’ordre établi, à la fois absurde et iconoclaste, un peu à la manière du mouvement « Dada » au siècle dernier. ».

Un mème peut être de ce fait simplement potache, purement politique, délibérément absurde ou intentionnellement contestataire. Et ce, peu importe le template utilisé. Nous y revenons, ce qui compte, c’est moins le support que le message. S’il serait bien ambitieux de vouloir dresser une typologie du mème ici, on peut tout de même insister sur le fait que les mèmes ont une portée sociale, et que les différentes communautés ont des intérêts divers.

Templates de mèmes

Certains neurchis n’hésitent ainsi pas à porter un message ostensiblement engagé. D’autres sont des groupes où le plaisir et le rire sont les seuls critères. D’autres encore affiche un hermétisme assumé. Comme le souligne Maxime Coulombe : « C’est aussi un objet culturel intéressant parce qu’il renvoie à une sous-culture. Il y a des mèmes qu’on ne comprend pas nécessairement et c’est voulu, c’est une sorte d’idiome qu’on peut employer pour être capable de communiquer avec des amis pour renvoyer à une blague précise, cette capacité-là est aussi une source de valorisation. ». L’objectif est alors ici de former une communauté d’initiés. De même que certains humoristes recherchent un public particulier, certains neurchis ne s’adressent qu’à une partie précise de la communauté Internet.

Un phénomène de mode ?

Est-ce que les mèmes sont une tendance qui vit son heure de gloire, et qui disparaîtra aussi vite qu’elle est apparue ? Impossible de trancher aujourd’hui. Il est vrai que le phénomène est omniprésent et en croissance perpétuelle. Après le Big Bang mèmique, il n’est pas impossible que l’on assiste au Big Crunch. D’autres phénomènes ont vécu, puis ont sombré. Il y a encore dix ans, Facebook était submergé de groupes « Si toi aussi tu … ». Peu subsistent aujourd’hui. Après l’essor fulgurant des neurchis, peut-être la mode s’estompera-t-elle.

Mais il est deux choses que les mèmes ont en plus : un potentiel critique important, et une culture collective. Certains templates sont devenus iconiques, à l’image de la vidéo d’El Risitas. Ils font maintenant partie d’un imaginaire collectif, qui, si les mèmes faiblissent, ne tomberont jamais totalement dans l’oubli, et pourront s’enflammer de nouveau si l’on ravive la braise. Après tout, la mode est un éternel recommencement.

Mème Gladiator

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