Magie et jeux vidéo
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La magie dans les jeux vidéo : de la culture à la fiction

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26 mars 2021

Une relecture culturelle et morale de la magie

Quel a été votre premier contact avec l’heroic fantasy et la magie dans les jeux vidéo ? Bien au chaud dans ma chambre, je devais avoir entre sept et huit ans quand j’ai joué pour la première fois à Final Fantasy IV et Final Fantasy Tactics Advance sur ma vieille Game Boy Advance. J’en garde de très bons souvenirs nostalgiques d’ailleurs.

Les jeux vidéo – qu’ils soient des RPG, des FPS ou autres – s’inspirent de la réalité et de nos représentations sociales. Quand vous êtes un bambin curieux, vous vous cultivez indirectement en jouant, vous apprenez ce qu’est un « cimeterre » à force de lire les descriptions des armes de vos personnages ou vous vous posez des questions sur ce « Bahamut » dont le nom revient sans cesse de jeu en jeu. Évidemment, il y a des éléments qui sont plus de l’ordre de l’invention que de l’inspiration. La magie et sa distinction reposant sur les couleurs, par exemple, avec ses sorts de magie noire et de magie blanche, semblaient selon moi appartenir à la fiction. À moins qu’il n’y ait de véritables inspirations culturelles derrière ?

Magie et jeux vidéo

Une dualité qui ne date pas d’hier

Le premier Final Fantasy, sorti en 1987, présentait un système de classes de personnage pour que le joueur puisse créer son équipe à partir d’archétypes de héros. On comptait six classes dont trois sortes de magiciens1. À ma connaissance, il est le premier jeu vidéo qui usait des termes de « mage noir » et de « mage blanc »2. Le premier est spécialisé dans les sorts offensifs et élémentaires, tandis que le second utilise des sorts curatifs. Il y a de quoi trouver cette information dérisoire, mais les designs de ces mages traversent toute la saga Final Fantasy. Par ailleurs, elle n’est pas la seule œuvre de fiction à user de cette distinction.

 

Mages blancs et noirs dans Final Fantasy

Les designs des mages blancs et noirs du premier Final Fantasy (1987) et de Final Fantasy Tactics (1997)

Bravely Default II, sorti cette année, reprend telles quelles ces distinctions de classes. World of Warcraft possède ses magiciens spécialisés dans les soins (le prêtre) et d’autres plus offensifs comme le shaman, le mage ou le démoniste. La saga Harry Potter présente des sorciers usant d’arts occultes interdits (les Mangemorts) et d’autres chargés de les contrer (les Aurors). On pourrait en citer bien d’autres, mais je suis sûr que vous avez votre petit exemple personnel.

Je me suis naïvement demandé s’il y avait une raison pour laquelle ce pattern se retrouvait autant dans la pop-culture. Pour un créateur de jeu, la raison est plutôt pratique. Obliger un joueur à se spécialiser dans l’attaque ou le soin est une façon de lui offrir des choix intéressants, et c’est à ça qu’on reconnaît un bon game design. Bien que, comme pour les armes, les armures et les divinités, j’étais persuadé qu’il y avait une inspiration culturelle derrière ces différents types de magie.

La magie sous le prisme des sciences humaines

La distinction entre magie blanche et magie noire dans la culture

Saint-Augustin, dans son œuvre La Cité de Dieu, écrite au Vème siècle, évoquait déjà la magie dans ces termes. Tout en les condamnant fermement, le philosophe abordait la distinction de l’époque entre la goétie, un art occulte odieux, et la théurgie, une magie moins décriée, capable d’apporter la purification de l’âme. Il est étonnant de voir un homme d’Église prendre la peine d’user de ces distinctions, mais au moins, on peut constater qu’elles ne datent pas d’hier.

Nouveau dictionnaire de l'ésotérismeQuand on se penche sur les écrits modernes, comme avec le Nouveau dictionnaire de l’ésotérisme du philosophe Pierre Riffard, on retrouve aussi cette distinction avec les termes de « Voie de la main gauche » et « Voie de la main droite ». La main gauche serait associée à la malveillance et celle de la main droite à la bienveillance, d’un point de vue symbolique3. Outre-Atlantique, les anthropologues Wanderer et Rivera4 ont fait remarquer que les Américano-mexicains distinguaient la brujeria (les mauvais sorts) de la curandera (la magie curative) dans leur culture.

 

Entre magie et religion

Alors, il semble que la fiction et les croyances culturelles se rejoignent. La différenciation entre magie blanche et magie noire semble se retrouver çà et là. Cependant, cette dichotomie n’est pas majeure dans les sciences humaines : de grands noms, comme Emile Durkheim5, Marcel Maussou Henri Hubert, ont davantage insisté sur la distinction entre religion et magie, plutôt que sur celle entre magie bénéfique et magie maléfique. En un sens, c’est bien une distinction que les jeux comme Dark Souls, World of Warcraft et d’autres font avec leurs classes de clerc et de sorcier. Pourtant, dans certaines cultures, il n’est pas évident de comprendre où s’arrête la pratique religieuse et où commence celle de la magie.

Magie - Couverture du livre de Marcel Mauss

Marcel Mauss et Henri Hubert expliquent par exemple que le caractère moral ne suffit pas, au sein d’une société, à différencier un acte religieux d’une pratique magique. Certains rituels religieux, les devotio, sont des rites dirigés contre les ennemis de la cité ou les violateurs de sépulture : ces rites sont néfastes pour leur cible, en revanche ils ne sont pas pour autant qualifiés d’actes de sorcelleries. En d’autres mots, si ces questions vous intéressent, partez à la découverte des écrits en anthropologie. Ils ont travaillé méticuleusement sur ce qu’était la magie et ses fonctions au sein d’une culture donnée7.

 

La magie noire et la magie blanche comme métaphores de nos représentations morales

Laissons de côté le travail des anthropologues pour revenir à nos histoires de mage blanc et de mage noir. Plusieurs choses s’en dégagent. D’abord, ces tropes (ou clichés, si vous préférez) combinent trois choses dans les jeux vidéo et les fictions. Ils associent des couleurs à des pratiques qui se distinguent par leurs effets (les sorts offensifs vs. les sorts curatifs) et les intentions morales derrière. Le méchant mage est bien souvent un mage noir : Sauron du Seigneur des Anneaux ou Lord Voldemort de la saga Harry Potter. Dans Star Wars également, qui présente des « magiciens » (les Jedi et les Sith), les personnages sensibles à la Force développent des pouvoirs particuliers selon leur orientation morale.

Magie et Star Wars

D’accord, ce ne sont peut-être pas les magiciens auxquels vous pensiez, mais avouez que ça concorde plutôt bien !

L’idée derrière ces associations est que la pratique de la magie et les caractéristiques de celle-ci sont indissociables de la moralité de leur lanceur. Comme si nos intentions morales influençaient la nature profonde de nos activités. Cette perception – ce manichéisme – s’explique en partie par nos raccourcis psychologiques. Nous considérons spontanément les personnes comme bonnes si nous pouvons les approcher sans heurt, et mauvaises s’il nous faut les éviter pour notre survie. Transposé à notre histoire de magicien, les mages blancs sont dignes d’être approchés car ils soignent et purifient, tandis que les mages noirs devraient être évités car dangereux. Ce mode de pensée est caricatural, mais c’est un raccourci que nos ancêtres ont dû faire pour s’adapter à leur environnement, d’après les chercheurs. Cette distinction culturelle en est peut-être un vestige. Peut-être même qu’il n’est pas juste question de juger des actions et intentions, mais de l’essence de quelqu’un.

Bonne et mauvaise magie : incarnation du bien et du mal ?

Les psychologues vont même plus loin en parlant de « vitalisme moral »8. Cette croyance que le bien et le mal seraient des entités existantes qui influenceraient la réalité. L’idée de Ténèbres et de Lumière dans Kingdom Hearts, ou même les côtés lumineux et obscur de la Force (Star Wars) peuvent être considérés comme des exemples de cette croyance implicite. Les études en psychologie montrent que ces croyances influencent nos réactions sociales. La loi de la contagion en est un exemple : les gens peuvent refuser de porter ou de manger des objets qui ont préalablement été touchés par des personnes qu’ils qualifient d’immorales. Les gens craignent le contact indirect avec des personnes « impures »9, comme si le mal – la partie la plus sombre de notre essence – pouvait se transmettre physiquement.

Kingdom Hearts

La saga Kingdom Hearts, crossover entre l’univers Disney et celui de Final Fantasy, traite de l’âme, du coeur, des ténèbres et de la lumière comme des forces morales et physiques.

En conclusion, nos considérations morales traversent nos représentations culturelles grâce aux symboles et aux métaphores. Magie noire et magie blanche se distinguent par l’essence morale de ses pratiquants et de ses effets. Néanmoins, l’anthropologie et la sociologie ont étudié l’ésotérisme et n’ont pas systématiquement fait cette distinction.  Finalement, il reste encore beaucoup de choses à dire et à faire sur l’ésotérisme, autant dans la fiction que dans les sciences humaines.

Références

Le troisième type était le Mage Rouge, capable d’utiliser la magie noire et la magie blanche. J’imagine que les plus passionnés d’entre vous souhaiteraient que je parle des autres distinctions de magie basées sur des couleurs, mais le peu de temps dont je dispose ne le permet pas.

D’après TVTropes, Final Fantasy est le premier à avoir utilisé ces termes : https://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/Main/BlackAndWhiteMagic

Cette opposition morale n’est pas présente chez tous les auteurs d’ésotérisme.

L’article de Wanderer et Rivera : https://www.academia.edu/9014194/Black_magic_beliefs_and_white_magic_practices_The_common_structure_of_intimacy_tradition_and_power

Les formes élémentaires de la religion (1912) de Emile Durkheim

Esquisse d’une théorie générale de la magie (1902-1903) de Marcel Mauss et de Henri Hubert

Si vous souhaitez lire une revue de littérature synthétique sur les recherches en l’anthropologie sur la magie : https://www.anthroencyclopedia.com/entry/magic

8 Sur le vitalisme moral : https://www.newsweek.com/believing-witchcraft-behavioural-immune-system-limit-disease-1468988

Sur cette expérience entre le vitalisme morale et la peur de la contagion morale : http://socialpsychonline.com/2015/07/moral-psychology-good-evil-vitalism/

 

Vous pouvez aussi découvrir notre dernier article, à propos de l’essor du politique sur la plateforme Twitch !

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