Après l’interview de Bénédicte Coudière, et celle de Soline Anthore Baptiste, c’est au tour de Nicolas Baptiste de dévoiler son article pour le M42 : Utopie et Dystopie.
Avec Soline, il forme le duo Les Geekstoriens. A deux, ils interviennent chaque année dans le M42, mais aussi sur les événements Angers Geekfest et Bordeaux Geekfest auxquels le CAD participe activement.
Historien et commissaire d’exposition, Nicolas Baptiste s’est vite passionné pour les armes et les armures, dont il a fait son sujet de prédilection. Dans le troisième volume du M42, il s’intéresse au concept d’Homme augmenté, mêlant technologie, biologie, histoire et fiction à merveille.
Découvrez-vite le parcours et l’article de Nicolas Baptiste dans cette interview.
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Nicolas, tu es historien et spécialiste des armes et armures, qu’il s’agisse de pièces historiques ou de pièces fictives. Qu’est-ce qui t’as poussé sur cette voie ?
J’ai un parcours atypique, mais c’est aussi ce qui fait mes aptitudes pluridisciplinaires : j’ai commencé aux Beaux-Arts à Bruxelles, dans une école d’Art Contemporain appelée l’ERG. J’ai ensuite été artisan du cuir et du métal en réalisant des copies d’armures anciennes, après un apprentissage en Belgique et en République Tchèque. Je suis ensuite devenu très intéressé par les affaires de copies, de reproductions et de faux dans les collections.
C’est en voulant valider un diplôme pour être expert dans ce domaine que je me suis mis à l’histoire des armes anciennes, et spécialement les armures médiévales dont j’ai finalement fait un doctorat. Une fois ma thèse achevée, j’ai continué à appliquer une méthodologie de recherche aux œuvres de fiction dans lesquelles je reconnaissais des objets historiques.
Nous en faisons ensuite des expositions ou des publications avec Soline puisque les mêmes mécanismes concernent la mode. Tout comme les artisans médiévaux qui ont réalisé les objets conservés dans les musées, ceux qui fabriquent les armes et armures dans les films et séries sont très généralement oubliés. C’est un domaine où les historiens sont alors utiles.
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Tout comme Soline, tu participes depuis le premier volume à l’aventure M42. Qu’est-ce qui t’a plus dans ce projet ?
Oui, nous avons tout de suite aimé le concept. Nous publions déjà des articles et des ouvrages, qu’il s’agisse de catalogues ou de livres, dans nos disciplines historiques sur le costume et les armes. Mais c’est plus rare sur ce second registre, des accessoires de fiction. Le fait d’écrire sur nos sujets de recherche nous plait toujours, et davantage quand nous pouvons mêler ces pratiques. En plus, dans le M42, ce format très ouvert aux fans absolus et aux spécialistes de ces univers nous permet de visiter des sujets et des manières de les traiter qui sont rares et que nous apprécions beaucoup.
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L’histoire et la fiction sont dans tes écrits deux faces d’une même pièce, tant elles s’inspirent sans cesse l’une l’autre. Est-ce aussi le cas lorsque l’on parle d’anticipation, d’utopies et de dystopies ?
En effet, en fait les mêmes mécanismes de création opèrent chez les auteurs de fiction qu’il s’agisse de futurisme, d’anticipation ou de médiévalisme. Georges R. R. Martin s’inspire des excès des grandes familles aristocratiques du Moyen Age en Europe et plusieurs intrigues font immédiatement penser à des affaires connues, même s’il ne garde pas toujours lui-même le lien avec son inspiration. Dans les œuvres utopiques et dystopiques, on trouve des inspirations directes du réel, parfois dès l’écriture, comme Georges Orwell et son 1984, dénonciateur d’un totalitarisme dont il était le témoin direct à son époque. C’est d’ailleurs l’auteur de l’expression « Big Brother », qui est maintenant passé dans le langage courant. Pour l’historien, cela explique beaucoup de choses dans les choix visuels des univers où on va retrouver des influences historiques qui emmènent dans telle ou telle esthétique.
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Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur ton article dans ce troisième numéro ?
Ce qui m’a tout de suite intéressé, c’est justement d’aborder les corps dans ces univers, qui sont opposés, mais qui vont souvent partager un point commun, la vision d’un idéal. Qu’il s’agisse d’officiers impériaux dont les uniformes impeccables marquent tout de suite une influence rétrofuturiste dans Star Wars, ou des tenues néoclassiques de mondes où les dinosaures côtoient les humains de Dinotopia. L’histoire humaine n’est jamais loin. Mais l’un des concepts les plus récurrents est certainement celui d’augmentation du corps, pour des applications civiles et militaires, et c’est l’actualité de nos sphères consuméristes et hyper-technologiques et la fascination, mais aussi la peur que ces applications suscitent dans nos esprits, qui en font l’intérêt.
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L’humain augmenté, c’est un concept qui est apparu quand dans l’histoire ?
En réalité, c’est très ancien, Hercule est déjà un « homme augmenté » si on veut, non pas par la technologie mais par ses gènes à la fois humains et divins. Mais dans le mythe d’Héphaïstos-Vulcain, on va aussi retrouver déjà la fabrication d’objets dotés de pouvoirs et qui vont augmenter ceux de leurs utilisateurs. Les armures médiévales participent de cette idée d’améliorer le corps humain et la Renaissance poursuivra cette quête dans les applications militaires mais aussi sportives, avec des harnois de joute de plus en plus sophistiqués.
L’autre possibilité d’augmentation est physique, en aidant les capacités à croître dans l’entrainement et la prise de produit anabolisants et de drogues spécifiques, l’état de conscience modifiée est une quête ancienne dans l’humanité, à des fins martiales, et les guerriers fauves ou berserks renvoient à ces imaginaires. Mais c’est avec l’invention de l’électricité et ses applications informatiques que l’humain va mettre au point des dispositifs d’augmentation les plus extrêmes, ce sont les prothèses et orthèses bioniques et cybernétiques qui foisonnent dans les films mais ont souvent des racines réelles dans l’histoire des inventions.
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Est-ce qu’aujourd’hui, avec les technologies dont nous disposons, les progrès de la médecine et de la science, nous ne sommes pas déjà des humains augmentés par rapport aux générations des siècles précédents ?
Tout à fait, le bond technologique est certain. Même si on peut noter les évolutions de la Médecine en Europe entre le milieu du Moyen Age et l’Ancien Régime, elles ne sont pas comparables à celles qui marquent le 20ème siècle, et que dire de ce début de 21ème siècle. Il y a encore peu de temps, dans notre enfance, certains concepts nous paraissaient être de la science-fiction, et sont aujourd’hui courants. Les frontières ne cessent d’être repoussées.
D’un autre côté, nos sociétés traversent un paradoxe technologique qui fait se côtoyer l’obsolescence programmée et l’hypertech comme la miniaturisation ou les objets connectés. L’humain est déjà potentiellement un objet connecté, est-il alors déjà placé dans une obsolescence programmée ? C’est en tout cas une menace fascinante qui agite les esprits et explique l’enthousiasme pour les œuvres de fiction.
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A quoi pourrait ressembler l’humain augmenté ultime ? Et à quoi cela pourrait nous être utile d’en arriver à ce stade ?
Cela dépend de quelles optimisations on parle : l’œuvre de Verhoeven à travers son Robocop nous renvoie à ces questions. On a d’un côté un humain augmenté considéré rapidement comme obsolète par l’administration et remplacé par un droïde de l’autre côté, qui deviendra lui-même l’instrument de la corruption humaine et sera vaincu par ce même personnage qu’on disait dépassé.
Les capacités physiques optimisées sont mises en échec grâce au raisonnement lorsqu’elles deviennent dangereuses, n’est-ce pas ce que l’on espère d’une parfaite IA ? Une créature non humaine qui ferait appel à des capacités humaines pour atteindre l’équilibre ? Ces questions sont présentes déjà chez Pinocchio (Carlo Collodi, 1881) et sont intelligemment évoquées dans A.I. de Steven Spielberg. L’utilité d’une augmentation ultime ne vise qu’une volonté d’éternité, d’immortalité, qui est souvent centrale dans les œuvres de fiction et égrènent les prix qu’il faudrait payer une telle possibilité.
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Pourquoi le concept d’humain augmenté est-il un si bon concept pour les dystopies ?
Pour cette fascination justement, la peur de super soldats, mais aussi leurs aptitudes merveilleuses que l’on admire dans les jeux vidéo, on est tous ravis quand on accède à de nouvelles compétences, de nouveaux artefacts magiques et de nouvelles capacités. Les mêmes aptitudes augmentées permettent aux tyrans de terroriser des populations et aux héros de sauver la veuve et l’orphelin. Les augmentations sont de vrais intérêts pour les créateurs car ils demandent de faire de nouvelles inventions, c’est de cette façon que nos séries nous séduisent, par de nouveaux accessoires, de nouvelles armes, etc. même si les concepts sont déjà connus.
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Si tu devais nous conseiller une œuvre utopique et une œuvre dystopique, que nous conseillerais-tu ?
Il n’est pas facile de les distinguer si on veut être honnête, car les visions utopistes deviennent parfois rapidement dystopiques, si on prend l’exemple de Bienvenue à Gattaca par exemple, où la société parfaite cache en réalité une tyrannie des corps et de la santé parfaite.
Dans les univers de Star Wars, les deux se côtoient à travers des planètes semblant égalitaires comme Naboo et d’autres injustes comme Tatooine. Les corps sont questionnés dans les deux sphères pour ces idées d’augmentation, et on peut facilement évoquer les mondes d’Equilibrium, très inspiré de 1984 pour cet attrait des corps martiaux des cadres supérieurs employés par l’administration.
Les soldats de Jin Roh, la brigade des loups (1999) renvoient aux fantasmes des forces spéciales du IIIe Reich dont ils empruntent l’esthétique de l’uniforme et jusqu’aux armes. Les visions militaires du National-Socialisme des années 1930 sont en fait un classique dans les mondes tyranniques, ils empruntaient eux-mêmes aux visions impérialistes entre l’Ancien Régime aristocratique et l’Europe Napoléonienne, qui eux-mêmes en appelaient aux civilisations hellénistiques et romaines, perçues alors comme des utopies avec nostalgie. Une vieille fascination.
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Pour finir : une raison de lire ton article dans le prochain M42 ?
Certainement, j’y invite les fans d’armes et armures mais aussi des questions technologiques sur les corporalités, pour tous ceux qui veulent y retrouver leurs accessoires favoris et comprendre leurs origines dans l’histoire humaine, et en découvrir d’autres, insoupçonnées.
Alors, qu’en pensez-vous ? Nicolas Baptiste a su éveiller votre curiosité ?
Rendez-vous sur notre page Ulule pour en découvrir un peu plus sur notre M42 : Utopie et Dystopie !